En marge de la polémique qui agite actuellement l’Egypte à la suite du dépôt d’une plainte visant à faire interdire la réédition des Mille et une Nuits, la revue Akhbar el-Adab (les « Nouvelles littéraires ») dirigée par l’écrivain égyptien Gamal Ghitany a publié un numéro spécial presque entièrement consacré à l’affaire et à l’importance des Nuits tant dans la culture arabe que dans la culture universelle.
C’est un numéro extrêmement riche, et il faudrait presque tout citer, mais puisqu’il faut bien faire une sélection, trois textes méritent d’être mis en avant:
– Tout d’abord, un article de Tareq al-Taher consacré aux démêlés judiciaires qu’avaient déjà connus les Nuits en 1985.
Si les chefs d’accusation étaient similaires (obscénité, atteinte aux bonnes moeurs, etc.), les circonstances étaient alors quelque peu différentes puisque la plainte initiale avait été déposée par un officier de police affecté à la Protection des mineurs, sur la base d’investigations secrètes, tandis que la plainte actuelle émane d’un collectif d’avocats (proches des milieux islamistes) qui a entouré son action d’une publicité tapageuse, selon un schéma désormais tristement familier.
L’auteur rappelle que l’éditeur avait été condamné en première instance sur la base d’une contradiction décelée dans ses propos: alors qu’il proclamait avoir agi pour préserver une oeuvre du patrimoine littéraire, les investigations démontraient qu’il s’était permis de procéder à des « corrections » dans le texte afin de remplacer les formules les plus grivoises par d’autres moins choquantes. L’argument de la préservation étant désormais caduc, les changements opérés prouvaient que le texte était bel et bien obscène, puisque même un homme attaché à la valeur de l’oeuvre avait jugé nécessaire d’en atténuer la salacité. Cependant, lors du réexamen de l’affaire en appel, le juge Sayyed Mahmoud Youssef avait asséné une véritable gifle à l’accusation, estimant que
« quiconque [ne] voit dans les Nuits [qu’]un ouvrage destiné à stimuler les instincts sexuels »
ne pouvait être qu’un
« imbécile doublé d’un malade, dont le jugement doit donc être purement et simplement ignoré au moment d’évaluer une oeuvre littéraire aussi remarquable ».
…
– Ensuite, un texte de Gamal Ghitany intitulé « Une vie avec les Nuits ».
Après avoir évoqué la manière dont il a fait connaissance avec l’oeuvre:
« Ma découverte des Nuits a été un événement marquant de mon existence; je les ai lues avant l’âge de dix ans, et ma virginité de lecteur était telle que je vivais véritablement les récits plus que je ne les lisais, si bien que je frémissais au contact de Sheherazade et de sa soeur Doniazade, ou encore poussais un hoquet de stupéfaction au moment où l’oiseau Rokh prenait son envol avec Sindbad cramponné à ses flancs. Je m’émerveillais de ces mondes magiques qui, sans équivalent dans le domaine du réel, formaient un véritable univers parallèle. »
Ghitany décrit, un peu plus loin, la place que les Nuits continuent d’occuper à ses yeux:
« Par la suite, j’ai relu les Mille et une Nuits à de nombreuses reprises, et chaque fois, j’y découvrais quelque chose de nouveau, une dimension qui m’avait échappé, un niveau de lecture inédit. [Quand je suis devenu écrivain], les Nuits sont restées au fronton de ma conscience comme l’objectif que je devais tenter de dépasser. Je savais pertinemment que c’était impossible, bien sûr, mais je dois avouer qu’après plus d’un demi-siècle d’écriture, je n’ai pas abdiqué cette ambition – sait-on jamais! »
…
– Enfin, une lettre de Hanan el-Cheikh.
La revue a sollicité la contribution d’un certain nombre d’écrivains du monde arabe et, parmi eux, la romancière libanaise – auteure, entre autres, de Femmes de sable et de myrrhe – a répondu sous la forme d’une (magnifique) lettre ouverte:
« Mon Egypte bien-aimée,
Je voudrais confier à ton oreille un secret. Autrefois, tout comme ma mère m’avait nourrie de son lait, ce qui a permis au calcium de raffermir mes os, tu m’as toi-même allaitée de ton patrimoine littéraire et ce faisant, tu m’as permis de vivre.
Ce n’est pas ma génération à moi que l’interdiction des Mille et une Nuits affectera, puisque ces nuits ont circulé dans nos veines et nos artères, qu’elles se sont insinuées dans notre vie quotidienne et ont forgé notre éducation. En revanche, tu peux être sûre que leur disparition du paysage ne laissera aux générations encore tendres que des cendres en lieu et place de la passion, que du dégoût et du désespoir quand elles s’apercevront que les Nuits – qui s’étaient épanouies aux siècles révolus avant de se déployer sur toute la planète – ont été frappées par la foudre dans cette époque présente où l’on est pourtant capable de déambuler à la surface de la Lune.
C’est pourquoi je t’adjure, mon Egypte bien-aimée, de laisser l’interdiction des livres à d’autres pays, ceux qui ignorent le sens du mot « patrimoine » et la jouissance qu’on éprouve à tourner, le coeur frémissant, les pages des Milles et une Nuits. Ainsi resteras-tu à jamais pour nous, ô Egypte, la mère du monde. »
Source: Akhbar el-Adab (en arabe), numéro spécial du 9 mai 2010.
© Khaled Osman
P.S. : voir le dénouement de l’affaire ici.