Serrés comme des sardines

Depuis ce matin circule sur le Net un article intitulé « Combiens de millions étions-nous, mon général? », visant à corriger les « estimations extravagantes » du nombre de manifestants anti-Morsi lors des récents événements en Egypte.

A vrai dire, l’ayant jugé à la lecture assez grotesque, je ne pensais pas qu’il méritait un commentaire, mais puisqu’il a l’air d’avoir un certain succès, une mise au point n’est peut-être pas inutile…

– tout d’abord, l’auteur, Jack Brown, nous est présenté comme un « spécialiste de l’Egypte moderne ». Peut-être. Pourquoi pas? (je n’ai jamais vu autant de spécialistes de l’Egypte que ces derniers jours, on dirait qu’ils sont plus nombreux que les Egyptiens).
– Un coup d’oeil à son site « International Boulevard » nous révèle qu’il est d’ailleurs spécialiste de bien d’autres choses, puisqu’il parle aussi bien de la Corée du Nord que de l’Afrique du Sud.
– En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas spécialiste du comptage de manifestants (en tout cas, il ne revendique aucune qualification particulière en la matière) Le nombre de manifestants, on sait tous que ce n’est pas une science exacte (il suffit de voir les chiffres avancés lors de la récente « manif pour tous » aux Invalides: 150.000 selon la police, 1.000.000 selon les organisateurs). Mais notre spécialiste n’a pas froid aux yeux. Lui il sait y voir clair dans tout ça, et il arrive tranquillement à la conclusion qu’il y avait « à [son] avis moins, probablement bien moins, qu’un demi-million de personnes ». Hein? Même pas la moitié de la manif anti mariage gay menées par les dames de Passy? Mais comment a-il fait?
– Eh bien notre spécialiste auto-proclamé n’a rien trouvé de mieux, pour estimer le nombre des manifestants en Egypte, que de se référer à des « études scientifiques faites par des Allemands ». Si ce sont des Allemands, ça doit être bien… Mais mon ami, si un Allemand se retrouvait par malheur dans un bus égyptien aux heures de pointe, il en ferait un infarctus! Le problème, c’est qu’en consultant les études en question, on s’aperçoit qu’elles ne parlent absolument pas de manifestation, encore moins de raz-de-marée protestataire, mais de « outdoor events », c’est-à-dure d’événements organisés à l’avance par le comité des fêtes, un peu comme une kermesse ou une braderie de plein air.
– Un peu plus loin, il se réfère, de manière encore plus risible, aux « directives officielles britanniques », avec cette phrase hallucinante: « 4.7 personnes par m2 est la densité de foule maximale permise lors d’événements sportifs. » Ah ben zut, et si c’est plus? Ben non, on a pas le droit de dépasser: la reine d’Angleterre a dit « MAXIMALE ».
– Le plus grave, dans tout ça, c’est que Jack Brown limite pratiquement son calcul à la place Tahrir, estimant en fonction de sa surface le nombre de personnes qu’elle pouvait contenir à un instant « t ». Mais mon ami, personne n’a jamais prétendu que 10 ou 20 millions de manifestants s’étaient tenus au même moment (« serrés comme des sardines, épaule contre épaule », dit notre spécialiste choqué, qui n’a probablement jamais pris le métro).
– Car non, cet événement planétaire n’était pas une réunion sur la place Tahrir, mais une RÉVOLUTION, qui ne s’est pas déroulée seulement au Caire, mais dans TOUTES LES GRANDES VILLES D’EGYPTE, et cela PENDANT 5 JOURS D’AFFILÉE (du 28 juin au 3 juillet). Même au Caire, ce n’était pas uniquement Tahrir, mais de nombreuses autres places, plus de nombreuses avenues dans lesquelles les gens défilaient de manière ininterrompue (car une foule, ça bouge) Les gens qui rentraient chez eux étaient remplacés par d’autres qui n’avaient pas encore manifesté, et ainsi de suite.

Mais pourquoi un grand spécialiste de questions géopolitiques s’improviserait-il compteur de manifestants depuis son bureau de San Francisco, puis ferait traduire ses conclusions en français par la rédactrice en chef de son site pour les diffuser sur des sites comme « Maghrebemergent » ou « lequotidienalgerie »? Cela, il faut attendre la fin de l’article pour le savoir, car le message de Jack Brown, c’est que le meilleur moyen de se compter, c’est de voter (et surtout de ne pas remettre en cause un « régime élu »). Mais oui, Jack. Merci, mon vieux. Salut.

Copyright Khaled Osman (juillet 2013)

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