Une tige de palmier opulente et prodigue…

« J’ai voyagé en compagnie de mon imam jusqu’à ces journées vécues par mon père.

Des êtres inanimés se sont approchés de moi après m’avoir longtemps évité, et je me suis approché d’eux après en avoir été étrangement séparé.

Les nuits qui s’enchaînent m’ont raconté le commencement de la fuite de mon père, sonerrance sans but.

Les traces de ses pas m’ont entretenu de sa démarche fatiguée, de son épuisement et de sa lassitude, de sa façon de s’asseoir, de se lever, de s’étendre à proximité de sâqieh désaffectées, de puits asséchés, de plantations de canne à sucre, elles m’ont narré sa fuite loin de son oncle qui s’était installé dans la maison, avant de se lancer à ses trousses pour l’assassiner et prendre possession de l’arpent de terre et des palmiers.

La quiétude vespérale et le silence crépusculaire m’ont fait des confidences au sujet des sentiments de mon père, sa peur, sa méfiance, son aspiration jamais assouvie à un toit, à un lit moelleux, à une porte qu’il puisse refermer sur lui, au fumet des bons plats réchauffés dans le récipient de terre cuite posé sur le poêle, à l’odeur des miches de pain juste sorties du four, son invocation de la Fâtiha pour éloigner les démons, les mauvais esprits, les fantômes errants, les âmes des morts en suspension, les djinns se manifestant sous les apparences les plus variées, prenant forme humaine avant de se métamorphoser en bêtes sauvages, en singes, modifiant leur taille à loisir et propageant des étincelles.

Une lune inaccomplie, qui diffusait une lueur ténue, m’a parlé de lui, elle m’a raconté comment il était demeuré tapi au milieu de la palmeraie bordant les maisons du village, comment il avait vu une ombre étrange se déplacer à travers les palmes enchevêtrées, bondissant pour se suspendre aux branches, virevoltant, projetant sur des cibles lointaines des cailloux ronds venus d’on ne sait où, qu’elle paraissait extraire de quelque gibecière invisible. Mon père avait récité la Fâtiha et d’autres brèves sourates, aussitôt l’ombre avait disparu. Par la suite, il a su qu’il s’agissait d’un de ces éfrits qui opèrent comme bandits de grands chemins, ne se montrant que par les nuits presque noires et usant de leur capacité à lancer des pierres à des distances formidables.

Les nuits qui s’enchaînent m’ont parlé du tressaillement de mon père et de sa fébrilité, de ses prières pour que l’obscurité se dissipe, pour que le jour survienne plus rapidement, de sa peur des loups et des hyènes. Ces dernière le terrifiaient tout particulièrement, il avait entendu dire qu’elles traquaient l’homme avec patience et persévérance, attendant que l’épuisement ait raison de lui, alors seulement elles chargeaient, jetant leur victime à terre d’un coup, d’un seul, entreprenant aussitôt de lécher certaines parties choisies de son corps, le pourtour de l’anus et la plante des pieds, jusqu’à ce que les nerfs lâchent ; alors seulement elles commençaient à dévorer goulûment…

Une tige de palmier opulente et prodigue m’a parlé, me racontant qu’elle devait son existence, son balancement gracieux ainsi que la vigueur verdoyante de ses palmes à mon père, me confiant qu’elle n’aurait jamais vu le jour si celui-ci, après avoir mangé une petite datte jaune et oblongue, n’en avait pas enfoui le noyau dans le sol. Il avait survécu des jours entiers sans rien avoir à se mettre sous la dent que quelques fruits tombés des arbres. Cette datte jaune, il l’avait contemplée longuement de ses yeux inquiets, puis il l’avait essuyée pour en retirer la poussière. Une fois la datte engloutie, son esprit avait vagabondé, sa pensée l’avait emporté loin, il s’était remémoré sa mère, il avait prié à haute voix pour son repos. Là, il avait fondu en sanglots et, tout en pleurant, avait enterré le petit noyau dur dans la glaise, de sorte que ses larmes avaient coulé sur le point précis d’où germerait la vie, c’est elles qui en avaient été les premiers témoins. La tige de palmier m’a avoué que, depuis qu’elle était venue au monde, elle commémorait chaque jour l’heure de sa naissance en versant à son tour deux larmes, elle a ajouté que sa sève était constituée des larmes versées jadis par mon père, que cette sève continuerait à irriguer ses nervures jusqu’au jour où elle serait abattue ou arrachée à ses racines vigoureuses. J’étais étonné et bouleversé :
– Ainsi donc, lui ai-je dit, tu as été irriguée par les larmes de mon père et celles-ci sont encore recelées dans ton pertuis?
L’opulente et fière tige de palmier a acquiescé :
– N’eût été ton père, je n’aurais point vu le jour, mes palmes ne se seraient point balancées sous l’effet de la brise, c’est à lui que je dois mes fruits et ma fécondité.

J’ai voulu assister à l’instant où les deux larmes étaient tombées sur le noyau enfoui, mais le consolateur de mes peines m’en a dissuadé en exerçant sur ma main une pression tout à la fois délicate et ferme. Il m’a emmené jusqu’à une tombe entourée de sables lisses, à la teinte ocre uniforme, comme si elles étaient toujours exposées à la même lueur crépusculaire ; ça et là émergeaient de petits arbustes vert pâle appartenant à une espèce que je n’avais jamais vue et dont j’ignorais le nom. »

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Extrait du chapitre « Voyage jusqu’aux commencements et aux achèvements » du Livre des illuminations, de Gamal Ghitany, traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman, éditions du Seuil, 2005

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