Wajib

Vu au cinéma, Wajib, le nouveau film de la réalisatrice palestinienne Anne-Marie Jacir.

Synopsis:
Abou Shadi, 65 ans, divorcé, professeur à Nazareth, prépare le mariage de sa fille. Dans un mois, il vivra seul. Shadi, son fils, architecte à Rome depuis des années, rentre quelques jours pour l’aider à distribuer les invitations au mariage, de la main à la main, comme le veut la coutume palestinienne du « wajib ». Tandis qu’ils enchaînent les visites chez les amis et les proches, les tensions entre le père et le fils remontent à la surface et mettent à l’épreuve leurs regards divergents sur la vie.

Mon avis:
Depuis le formidable Milh hadha al-bahr (« Le sel de la mer »), on attend chaque nouveau film d’Anne-Marie Jacir avec impatience. La parenthèse Lamma choftak (« When I saw you ») avait un peu déçu avec ses allures de fable certes plus universelle mais – aussi de ce fait – moins incarnée.
Avec Wajib, elle revient au schéma du road-movie, réduit toutefois aux dimensions d’une ville arpentée en tous sens, Nazareth.
L’opposition père-fils revêt une dimension familière, celle de l’éternel conflit des générations. De manière assez drôlatique (d’autant plus si l’on sait que les deux acteurs sont père et fils dans la vraie vie), la tension est exacerbée par l’exil du fils en Italie: il a en effet adopté un look résolument moderne – pantalon fuchsia, chemise rose à fleurs, catogan – qui n’est pas du goût de son père, tout comme sa réticence à se marier, susceptible de nuire à l’honneur de la famille.
Sur ce plan, Anne-Marie Jacir ne se prive pas d’ailleurs de railler l’intolérance de la bonne société de Nazareth et son goût pour les commérages.
Mais l’opposition générationnelle se double ici d’autres éléments qui l’ancrent dans la réalité palestinienne, en suivant des lignes de fracture autres que celles découlant du modernisme de la jeunesse ou du conservatisme de l’ancienne génération.
Ainsi, le fait que la petite amie de Shadi en Italie soit la fille d’un dignitaire de l’OLP est l’occasion pour son père d’exprimer ses griefs à l’encontre d’une nomenklatura qu’il juge corrompue et déconnectée des réalités, fustigeant sa propension à refaire le monde depuis les salons capitonnés des capitales internationales, quand ceux qui sont restés sur place – les « Palestiniens de l’intérieur » – sont obligés de composer avec la réalité.
Cette fracture culmine lorsque père et fils s’opposent sur l’opportunité d’inviter Ronnie, un « ami » israélien de la famille, en qui Shadi voit un mouchard, quand son père, en lice pour une promotion, le ménage sachant que « rien ne se décide en matière d’éducation » sans l’aval de l’occupant.

En filmant patiemment et méthodiquement la remise des invitations de mariage, la réalisatrice prend ce qui peut de prime abord apparaître comme un gros risque: celui de rendre son film fastidieux. Or on sait depuis le « Sel de la mer », qui était porté par une énergie rebelle, qu’Anne-Marie Jacir a le sens du rythme, et qu’elle a déjà été capable d’imprimer à ses oeuvres de fulgurantes accélérations (l’échappée vers la mer de Soraya et de Emad, une fois le « hold-up » accompli).
C’est donc qu’il ne s’agit pas ici d’une prise de risque inconsidérée, mais au contraire d’un parti pris parfaitement réfléchi, qui sert en fait trois objectifs.

Tout d’abord, la répétition participe d’une certaine mélancolie: tous ces foyers que le père et le fils visitent sont des familles dispersées, attristées par le divorce d’une fille ou brisées par l’incarcération d’un fils.
La tâche a beau être liée à un événement heureux – le mariage de la cadette Amal – un lourd poids pèse sur ce cérémonial, encore aggravé par l’incertitude quant à la venue de la mère.

En second lieu, cette insistance à remettre les invitations de la main à la main est un hommage au très haut degré de civilisation qui règne dans cette société palestinienne traditionnelle. Shadi le comprend, du reste, car même si elle s’accorde mal avec son impatience “occidentale”, à aucun moment il ne se rebelle contre la lourdeur de la tâche. Abou Shadi pousse le wajib jusqu’à se rendre chez une vieille dame de ses connaissances dont il sait pourtant qu’elle ne pourra en aucun cas être présente (presque impotente, elle n’est plus capable de gravir son escalier), afin – suprême élégance – de lui remettre néanmoins l’invitation.
Ce sens du wajib lui est d’ailleurs bien rendu, puisque lui et son fils sont accueillis chaque fois avec la plus grande hospitalité (le père, professeur apprécié de ses élèves, est une sorte de figure locale qui a gagné la sympathie de tous).

Le troisième objectif, enfin, est plus directement politique.
Si Abou Shadi connaît individuellement chaque famille, chaque maison, chaque parcelle, s’il sait exactement quelles tensions parcourent la ville ancienne, c’est parce que cette terre lui appartient, parce qu’à l’inverse de Ronnie (qui habite la colonie voisine et ne doit son invitation qu’au statut privilégié que l’occupation lui accorde), il y est chez lui.

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Wajib, un film de Anne-Marie Jacir, avec Mohammad Bakri, Saleh Bakri, Maria Zreik, Rana Alamudin Karam.
Prix spécial au Festival de Locarno

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