La patrie reconnaissante

Lue sur le Club de Mediapart, la mise au point [excellente] du philosophe Pierre Tevanian, sur la « panthéonisation » de Missak Manoukian (bien entendu souhaitable – mieux vaut tard que jamais – mais promue par un argumentaire officiel très contestable et tendancieux).

Extrait:

« «Missak Manouchian, à quand la patrie reconnaissante? ». Tel est le titre d’un appel lancé, en deux temps, dans le quotidien Libération, en janvier et février 2022. Un appel entendu au sommet de l’État puisque le président Macron va l’annoncer ce dimanche 18 juin 2023: Missak et Mélinée Manouchian seront panthéonisés. Le texte qui suit réagit à cette initiative, qui soulève une vraie question : celle de la « reconnaissance » d’un homme, et autour de lui d’un groupe, et d’une histoire glorieuse et trop longtemps occultée – mais le fait en des termes singulièrement inadéquats: ceux de la « patrie » et du « patriotisme ».

Mieux vaut tard que jamais, dira-t-on, en termes de reconnaissance historique […] Le problème que pose cet argumentaire, c’est qu’il enrôle Missak Manouchian, post mortem, dans un catéchisme républicaniste et un « amour de la France » qu’aucun fait historique n’atteste, au mépris de ce que furent sa vie, ses idéaux et ses motivations réelles – qui, elles, sont établies et documentées.

Inepte historiquement, régressif même, le texte d’appel paru lundi 21 janvier 2022 dans Libération tente de faire revivre un mythe qu’on croyait mort et enterré grâce à six décennies de recherche historique, celui d’une France unanimement résistante :
« Il y a 78 ans mouraient donc, pour la France, pour la République, en « Français de cœur », en « Français par le sang versé », en Français par l’héroïsme et le mérite, ceux qui avaient été arrêtés par les Brigades spéciales de la préfecture de police et remis aux Allemands. Ces derniers tentèrent de les couvrir d’infamie en les réunissant sur « l’Affiche rouge » qui, au contraire, fit d’eux aux yeux des Français, des héros. »

La scandaleuse mystification qu’il y a dans ces lignes, c’est d’abord l’effacement de toute culpabilité française : cette idée grotesque, et honteusement révisionniste, selon laquelle « les Français », unanimes, ont résisté à la propagande nazie, se sont sentis solidaires des « terroristes » stigmatisés par « l’affiche rouge », et les ont même érigé en « héros » – comme s’il n’y avait pas eu de « bons Français » attentistes, vichystes, xénophobes, antisémites, délateurs, collabos, et comme si tout ce beau monde n’était pas pour beaucoup dans le sort des déporté.e.s et des fusillé.e.s.

Il existe bien un pays occupé où ce type de résistance massive a pu exister, et où des Juifs ont pu, un peu plus, être sauvés, ce pays se nomme la Bulgarie, et non la France. »

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