« Les inaccomplis », Arwa Saleh – notes de traduction

Lorsqu’on m’a proposé de traduire le journal d’Arwa Saleh, j’ai ressenti un mélange d’émotion et d’appréhension.

Émotion car je connaissais bien sûr cet ouvrage qui tient une place mythique dans les milieux de la militance et de l’activisme en Égypte et ailleurs dans le monde arabe. Tout comme je connaissais aussi le destin tragique d’Arwa et admirais le courage dont elle avait fait preuve au moment de s’adresser à ses camarades pour faire le bilan des luttes et des échecs, sans rien occulter des lâchetés et des trahisons. Un courage qui se manifestait également dans la critique du machisme ambiant au sein du parti, à une époque où peu de voix féminines osaient formuler de tels reproches.

Mais aussi appréhension, par rapport à la difficulté de transmettre un tel livre au public francophone d’aujourd’hui, alors que tant de décennies ont passé, que le monde a si profondément changé, que l’engagement politique est rarement porté à de telles extrémités.

En apparence, le texte est très loin de nous, il y est question d’un monde qui n’existe plus et d’une époque révolue.

Pourtant, moyennant quelques notes explicatives que j’ai ajoutées afin d’éclairer le contexte et de resituer certains évènements, il est très facile, pour peu qu’on s’intéresse à la vie politique, de s’identifier à Arwa et aux problématiques qu’elle a rencontrées.

Et bien sûr, je ne pouvais pas ne pas penser, tandis que je traduisais son analyse des échecs politiques, aux révolutions avortées des « printemps arabes ».

S’ajoute à cela le fait qu’il s’agissait d’un texte inclassable en ce qu’il mêle, parfois dans un même paragraphe, voire dans une même phrase, l’essai politique et le témoignagepersonnel, voire intime.

Ce texte brut, rédigé comme un cri, avait été publié tel quel à l’époque dans une sorte d’urgence et, comme souvent hélas dans le monde arabe, sans véritable travail d’édition. Le défi auquel nous avons été confrontés, avec l’équipe en charge des « Pensées arabes en traduction » et avec les formidables éditions de l’Atelier, a été de donner à ce texte une forme plus aboutie sans pour autant étouffer la parole spontanée d’Arwa.

Pour le titre, il fallait trouver un terme qui reflète la richesse sémantique du terme arabe al-mubtasarun, en dépassant le sens premier de « nés prématurément ». Comme beaucoup de commentateurs de l’ouvrage, j’ai beaucoup tourné autour de cette notion sans trouver de solution convaincante, jusqu’au moment où j’ai compris qu’il convenait de revenir à l’intention du texte. Arwa voulait souligner que les militants de sa génération n’ont pas su ou pu développer leur maturité politique, empêchés par la course des événements et pris en étau entre des forces plus puissantes qu’eux. D’où ma proposition de les appeller « les Inaccomplis », qui me paraît mieux rendre justice à la beauté du titre arabe.

Pour finir je voudrais dire à quel point la traduction des deux « lettres personnelles à des amis chers », incluses en annexe, a été un grand moment d’émotion.

Pour ces correspondances poignantes, j’ai tenu à maintenir une langue plus quotidienne, d’autant qu’elle n’étaient pas initialement destinées à la publication (c’est un ami écrivain qui lui a conseillé de les inclure, ce qu’elle a accepté non sans réticence). Elle y faisait part de ses doutes et de ses regrets, mais aussi de ses espoirs – sans savoir que c’est la désillusion qui prendrait finalement le dessus, la poussant à une fin tragique.

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Les inaccomplis, Arwa Saleh, trad. Khaled Osman, éditions de l’Atelier, 2024

 

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