Laisse-moi nettoyer la cuisine

Aujourd’hui, pour célébrer la Journée internationale de la femme [2014], un extrait mettant en scène Oumm Souad, probablement l’un des plus beaux* personnages féminins de la littérature palestinienne:

« Il lui parla comme parlent les enfants:
– Oumm Souad, ma mère me manque.

Elle hocha la tête et repensa à Souad, à Saïd, à ‘Aziz, à Marwan et à tous les autres [ses enfants partis en exil ou morts au combat]. Elle repensa aussi à son mari derrière les barreaux. Pourquoi, mon Dieu, nous prives-Tu des vivants que nous aimons? Pourquoi nous sépares-Tu et nous disperses-Tu, nous réduisant à l’état de veufs, d’orphelins, nous condamnant à n’être qu’à moitié vivants dans cette vie? C’est Ton décret, mon Dieu. Aie pitié de nous, mon Dieu. Pardonne-nous, mon Dieu. Faut-il que les gens soient devenus impies et aient sombré dans la débauche pour écoper d’un tel châtiment? Mais mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu!

Il murmura avec une délicatesse enfantine:
– Je n’arriverai pas à dormir, laisse-moi nettoyer la cuisine et faire la vaisselle.

Elle le dévisagea et comprit qu’il voulait lui parler.
– D’accord, répliqua-t-elle, va nettoyer.

Il lui raconta qu’il avait promis à sa mère de ne pas aller se battre, or on était maintenant à l’aube du combat, alors, est-ce qu’il devait y aller ou non? Devait-il passer outre sa promesse et partir se battre, ou au contraire honorer la promesse nouée envers sa mère et s’abstenir d’y aller?

Elle réfléchit quelques minutes. Lui dire “Va te battre” signifiait le pousser à commettre un parjure, car la promesse faite à une mère est sacrée. En revanche, lui dire “N’y va pas” revenait à l’encourager à la démission et à la trahison. Or c’était un soldat! Enfin, pas tout à fait, ce n’était ni un policier, ni un militaire. Mais alors, qu’était-il au juste? Elle n’en savait rien, lui-même n’en savait rien, personne n’en savait rien, personne n’y comprenait rien, pas même ceux censés leur avoir fourni la solution en même temps que cet uniforme kaki.

Elle essaya de pousser la réflexion plus avant. Cet homme en kaki n’a ni objectif ni stratégie, c’est donc qu’il n’est ni un soldat, ni un militaire, ni un policier, et n’appartient à aucune des catégories généralement reconnues de combattants. Mais alors, pourquoi devrait-il trahir la promesse en partant tuer et se faire tuer à la guerre? D’ailleurs, pourquoi sommes-nous condamnés à nous battre, ô bonnes gens? Si chaque mère avait exigé de son fils la même promesse, est-ce qu’on tuerait et combattrait encore? Et ce Juif dans le char, n’a-t-il pas de mère? Est-ce qu’il tuerait et combattrait si sa mère avait exigé de lui la même promesse? Donc la question importante était de savoir au nom de quoi ce Gazaoui devait tuer et se faire tuer.
En fin de compte, non, dans son cas, ce n’était ni lâcheté ni trahison que de ne pas se battre, parce qu’à l’origine, il n’avait pas été enrôlé pour faire la guerre…

Ce raisonnement acheva de la convaincre, elle tenait la solution!
– Écoute, Ibn Gaza, lui lança-t-elle d’une voix ferme, les hommes ne valent que par leurs engagements. Ne pars pas au combat, tu dois obéir à ta mère. »

* Avec la « Oumm Saad » de Ghassan Kanafani, la ressemblance des noms n’étant peut-être pas fortuite…

Extrait de « Un printemps très chaud », de la romancière palestinienne Sahar Khalifa, traduit de l’arabe par Ola Mehanna et Khaled Osman (Seuil, 2008)

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