La Rouquine

« Il est en train de recouvrer sa personnalité.
Il se souvient de la Rouquine – celle qui lui a raconté l’histoire des arbres –, mais pour cela, il doit mobiliser toutes ses forces, ce qui lui coûte un temps précieux. De fait, il lui faudra bien une demi-journée pour finir de reprendre ses esprits, puis pour parvenir à mouvoir son corps afin de s’assurer qu’il est bien vivant, enfin pour retrouver qui il est, comment il s’appelle, qui est sa mère et quel est son prénom, enfin pour se remémorer la Rouquine. Il doit vraiment bénéficier d’une protection divine, sans quoi la vieille illuminée ne lui serait jamais revenue à l’esprit – cette femme dans les bras de laquelle il a grandi, et qui lui a enseigné le langage des arbres. Elle proclamait toujours que ce sont les arbres – même si on nie leurs bienfaits –qui gardent à la Terre sa cohésion en l’attirant vers un point enfoui profondément en son centre.

Les villageois se gaussaient de cette femme plus que centenaire qui continuait néanmoins de se teindre les cheveux de henné rouge – sans compter qu’avec le passage des années, la teinte avait viré à l’orange criard. […] Par ailleurs, elle entretenait une mise excentrique : elle était toujours enveloppée dans un manteau long dont les pans étaient rassemblés par une ceinture de couleur et se couvrait la tête d’un fichu tissé de fils de soie couleur des blés, brodés à l’aide d’une fine épingle qui selon ses dires avait le même âge qu’elle. Elle en enveloppait son visage les jours de froid, ne laissant paraître que ses yeux, et en prenait soin aussi précieusement que de sa propre vie.[…]

Avant qu’il ne parte pour l’armée, elle lui avait annoncé qu’elle fêtait cette année-là […] le centenaire de sa naissance. Elle était consciente d’avoir eu droit à une vie plus longue que de raison. Si toutefois il advenait qu’elle meure, elle en serait heureuse. Elle avait déjà vécu un siècle entier, ce qui lui avait donné l’occasion d’injurier d’innombrables « salauds » – selon le terme qu’elle avait employé.
Un jour qu’ils étaient assis sous l’arbre du sanctuaire, elle demanda à Ali s’il avait déjà connu l’amour. Il ne répondit pas, sans pour autant rougir ni manifester la moindre réaction. Il gardait les yeux braqués dans le vide, tout en se sentant vrillé par une douleur plus violente qu’il n’en avait jamais éprouvé. Là-dessus, la Rouquine s’écria d’une voix stridente: « J’te le dis, Ali, qui a pas connu l’amour, y’a pas connu la vie! »
Puis elle se redressa, toute tremblante, avant de reprendre en hoquetant: « Regarde-moi bien… Oui, moi! Eh ben sache que telle que tu me vois, j’ai connu de tout: du Turc, du Français, de l’Arabe. J’ai connu l’amour et c’est pour ça que mon cœur peut mourir tranquille. Et ces montagnes, là, tu les vois? Je les connais une à une… et j’ai eu des aventures dans chacune d’elles… Quelle vie j’ai eue! »

Il se trouve qu’un homme sortait du mausolée juste à ce moment-là, et qu’il avait entendu la fin de sa tirade. En arrivant à sa hauteur, il la prit à partie, lui demandant d’avoir un peu de pudeur eu égard à son âge avancé. Sans lui prêter la moindre attention, elle termina tranquillement son propos par cette conclusion pensive: « Pour ça, j’en ai connu, des choses ! » Là-dessus, elle partit dans un grand éclat de rire avant de désigner les montagnes alentour. […]
Comme il lui affirmait qu’il n’existait pas de plus haut sommet, elle se remit à rire, à sa manière bien particulière, un long rire tonitruant qui ne se terminait que par des hoquets, ou bien par des larmes qui lui coulaient le long des joues. « Dieu nous préserve de ce rire, soupira-t-elle. T’as vu, Ali, dès que les gens rient, ça les effraie. On rigole et boum, on a peur… » Là-dessus, elle repartit dans un nouvel éclat de rire. »
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« La demeure du vent », Samar Yazbek, (trad. Khaled Osman/Ola Mehanna, éd. Stock, 2023)

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