Le beau Juif

« Un matin, [Fatima] me surprit en m’annonçant qu’à compter du lendemain, elle m’apprendrait à lire et à écrire. En conséquence, je devais me préparer à passer toutes mes matinées avec elle.
«Eh bien, mon beau Juif, on ne t’apprend donc rien, chez toi?»
Ces mots, qu’elle avait prononcés dans un mélange d’ironie et de tendresse que je ne m’expliquais guère, m’ont perturbé. Non seulement elle me rangeait parmi ses possessions – j’étais «son» Juif –, mais en plus elle m’appréciait, suffisamment pour me trouver «beau»… J’ai haussé les épaules, dérouté par sa question – la lecture, je ne savais même pas ce que c’était, pas plus que l’écriture.
À la maison, quand j’ai interrogé mon père à ce sujet, il m’a expliqué que les paroles et les invocations qu’il récitait lors de ses prières étaient inscrites dans des recueils anciens, les savants les avaient transcrites sur des planches, des supports de cuir ou de papier afin que les lettrés y aient accès. Il m’a avoué que lui-même ne savait ni lire ni écrire, simplement, il avait mémorisé ces chants et ces incantations en assistant à la prière, psalmodiés par des récitants qui ne faisaient que les répéter après les avoir eux-mêmes entendus d’autres bouches.
Il a eu l’air surpris quand je lui ai fait part de mon projet d’apprendre à lire et à écrire chez la fille du mufti.
Il m’a observé longuement, mais s’est abstenu de tout commentaire. Quelques instants plus tard, je l’ai entendu qui se parlait à lui-même et marmonnait des paroles incompréhensibles.
Cette nuit-là, il m’a réveillé: «Écoute-moi bien. C’est quoi, cette histoire d’aller apprendre à lire et à écrire chez eux? Tu es sérieux? Bon, quoi qu’il en soit, prends garde de ne pas apprendre leur religion et leur Coran… Ce sont des Musulmans, mon fils, et nous, nous sommes des Juifs… tu m’as compris?»
[…]
Quand Fatima m’a accueilli, la joie se lisait sur son visage.
Elle m’a fait entrer dans une salle de leur maison, une pièce tout en longueur qu’on appelait le diwan. Là, nous nous sommes installés face à face, et elle a commencé à écrire au tableau: «sîn… alif… lâm… mîm… Salem». J’ai aimé mon nom tel qu’elle l’articulait de ses lèvres, comme si grâce
à elle, je découvrais pour la première fois que j’avais un prénom et une place dans l’existence. Elle a pris ma main et l’a guidée pour m’apprendre à tracer les lettres, puis à les prononcer à haute voix.
Quand j’eus fini l’exercice qu’elle m’avait demandé, elle a dit: «Joli, très joli… comme tu es intelligent!» Puis elle a ajouté avec un sourire: «À partir de maintenant, tu auras le choix pour écrire ton nom: ‘‘Salem le Juif”, ou ‘‘Salem le Beau”, ou bien mieux, ‘‘le beau Juif”, qu’en dis-tu?» Intimidé, je ne savais que répondre, aussi me suis-je contenté de baisser la tête pour éviter de croiser son regard. «Dans ce cas, va pour ‘‘le beau Juif”, a-t-elle renchéri, je sais que tu aimes que je t’appelle comme ça.»

Extrait du roman de Ali Al-Muqri, « Le beau Juif », éd. Liana Levi, traduit de l’arabe (Yémen) par Ola Mehanna et Khaled Osman

Copyright Khaled Osman (février 2014)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *